Le postcolonialisme : une impasse conceptuelle à remettre en question ? (2023)

Le postcolonialisme, apparu à la fin des années 1970, est aujourd'hui un courant de pensée particulièrement influent dans le milieu universitaire français et international.

Les études produites dans le champ du postcolonialisme centrent leur analyse sur les effets passés et présents de la domination culturelle et psychique exercée sur les sociétés et les populations anciennement colonisées. Les travaux qui s'en réclament ou utilisent des concepts qui en sont dérivés se sont multipliés ces dernières années sans jamais remettre en cause les prémisses théoriques sur lesquelles ils s'appuient.

Cependant, le paradigme postcolonial dépasse largement l'espace universitaireest invité au débat politique aujourd'hui, qui oriente plus ou moins consciemment la décision publique sur la scène nationale et internationale. Si certains de ces ouvrages ont pu offrir un regard renouvelé et fécond sur la permanence symbolique du colonialisme, un regard critique s'impose aujourd'hui. Car en essentialisant les groupes sociaux étudiés, en négligeant les trajectoires historiques anciennes et singulières des États considérés, et en ignorant les mutations fondamentales à l'œuvre au sein du système international contemporain, le paradigme postcolonial risque désormais de se muer en un véritable modèle à transformer. des ornières conceptuelles qui minent la bonne compréhension des dynamiques sociales actuelles en France et à l'étranger. Soixante ans après les indépendances de l'Afrique, une nouvelle feuille de route théorique et pratique doit être proposée.

Une définition aux contours flous

La publication de l'essai fondateur d'Edward Said en 1978Orientalisme : l'Orient créé par l'Occidentmarque pour de nombreux historiens le moment de l'émergence formelle des études postcoloniales.

Influencé par le double héritage de pensée de Michel Foucault et des auteurs dethéorie françaiseD'un côté, les partisans de laétudes subalternesd'autre part, avec cet ouvrage, Saïd ouvre un nouveau champ de recherche en questionnant les sources de la domination culturelle occidentale. Il s'agit moins ici de s'interroger sur l'existence de structures économiques et politiques qui, dans une perspective marxiste, garantissent la « dépendance » d'un État vis-à-vis d'un autre, que de montrer que le gouvernement fonctionne avant tout par la domination et le contrôle.

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Partant de ce point de départ, de nombreux travaux dans les universités américaines sont développés dans les années 1980 et 1990 par des auteurs et des intellectuels qui se revendiquent du postcolonialisme, d'abord dans des départements de littérature comparée avant de se développer en histoire, philosophie et anthropologie. sa propagationva rapidement conquérir l'espace académique international.

En France, au début des années 2000, le mouvement postcolonial a d'abord été bien accueilli par le monde académique.avec une certaine vigilance. La surveillance interprétée par les tenants du postcolonialisme comme une forme deconservatisme ou provincialisme. Cependant, la grande hétérogénéité des travaux et des concepts issus des Postcolonial Studies interroge indéniablement.

Premièrement, quelle est la définition sociologique du postcolonialisme ? Quels sont les jalons, les limites théoriques ? Le préfixe « post- » du terme postcolonialisme n'a pas grand-chose à voir avec le cadre chronologique. Il s'agit moins de décrire un moment historique singulier dans la vie des sociétés qui se sont ouvertes au cours de la colonisation que de « penser le post-colonial comme tout ce qui part du fait colonial, sans distinction de temporalité », formule le anthropologisteAchille Gupta.

Du fait de cette définition élastique, le postcolonialisme peut être mobilisé pour analyser toutes les formes de domination contemporaine, au Nord comme au Sud, quelle que soit la spécificité des contextes historiques, géographiques ou sociaux considérés. Cela n'est pas sans difficultés sérieuses. Des auteurs comme Jean‑François Bayart, auteur en 2010 d'unEssai critique sur les études postcolonialesIls se demandent : où commence le postcolonial et où finit-il ? La postcolonialité devient un « fait social » dont le cadre explicatif est général, mais dont la définition sociologique reste très fragile.

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Cette faiblesse est encore renforcée par une profonde faiblesse méthodologique liée à la genèse des études postcoloniales dans les départements d'études comparées. Parce qu'ils s'intéressent plus aux discours et aux représentations des acteurs du monde social qu'à leurs pratiques concrètes, les travaux issus des études postcoloniales rompent souvent avec l'une des principales règles de l'analyse sociologique : pour distinguer les discours des pratiques, ces dernières doivent se distinguer par un travail de terrain rigoureux être documenté, qui réagit aux canons scientifiques. Mais la critique du postcolonialisme n'est pas seulement méthodologique ; elles sont aussi de nature épistémologique.

Le danger de l'essentialisme

En mettant l'accent sur la persistance des rapports symboliques de domination issus de la colonisation, au détriment d'une lecture plus nuancée qui prend en compte les tensions sociales internes qui traversent les sociétés et la diversité des situations coloniales et postcoloniales, le postcolonialisme tend à figer les rapports sociaux et la vision monolithique qui conduit à enfermer les acteurs du monde social dans une logique binaire d'opposition entre « eux » et « nous ». Mais paradoxalement, cette grille de lecture conduit à une essentialisation des sociétés et des populations considérées.

comme déclaréEmmanuelle Sibeud, s'aventure à saisir les ex-colonisés à ce moment unique de l'ère coloniale, « en donnant involontairement un second souffle à l'idée absurde que la domination leur aurait permis d'entrer dans l'histoire ».

Le postcolonialisme, en postulant l'absence de rupture entre le moment colonial et le moment postcolonial et, ainsi, en laissant peu de place à l'engagement des acteurs politiques de l'indépendance, contribue à perpétuer l'hégémonie coloniale en l'inversant. En tant que prophétie auto-réalisatrice, le postcolonialisme fait du moment colonial la matrice historique des sociétés du Sud et, par ricochet, des sociétés du Nord.

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Du postcolonialisme aux courants décoloniaux, un continuum conceptuel

Mais le postcolonialisme n'est pas seulement descriptif, il porte aussi un projet politique. Ses effets dépassent donc le champ académique et s'inscrivent dans le débat public.

Fournissant un répertoire idéologique et symbolique à ceux qui s'en emparent, les études postcoloniales semblent inextricablement liées à nombre de mouvements sociaux qui s'en réclament, dont le mouvement décolonial. Les partisans du courant décolonial veulent étoffer les travaux issus des études postcoloniales avec un engagement politique in loco, ils veulent tracer des continuités coloniales,dans l'imaginaire.

Mais parce qu'il repose sur des prémisses sociologiques largement fausses et imprégné d'essentialisme, ce courant amplifie les identités qu'il entend pourtant déconstruire. La radicalité croissante du courant décolonial, son insistance sur la racialisation des rapports sociaux, a récemment conduit certains auteurs du postcolonialisme à le faire.se distancer de nombreux adeptes de ce mouvement. Mais c'est la faiblesse scientifique inhérente au paradigme postcolonial, alliée à son ambition normative et politique originelle, qui autorise les échecs actuels du courant décolonial.

Un cadre trop étroit pour comprendre les constances et les ruptures des sociétés contemporaines

Paradoxalement, le post-colonialisme semble aujourd'hui dépassé pour rendre compte des transformations en cours au niveau international et dans les sociétés colonisées.

En faisant de la période coloniale le repère le plus important de l'histoire de ces sociétés, le paradigme postcolonial tend à sortir de l'analyse la longue et riche histoire des sociétés anciennement colonisées. Cependant, les phénomènes sociaux qui imprègnent aujourd'hui ces sociétés, particulièrement sur le continent africain, ne peuvent être appréhendés sans mobiliser l'étude des perspectives de long terme.

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Soixante ans après les indépendances de l'Afrique, les nouvelles formes politiques et sociales qui émergent sur le continent s'inspirent autant des institutions nées de la colonisation que desDes archives de légitimité inscrites dans l'histoire africaine précoloniale. Pour Jean‑François Bayart, ce phénomène d'hybridation étatique s'explique par laPénétration des archives de légitimité politique en Afrique. Le paradigme postcolonial semble être de peu d'aide pour comprendre cette transformation.

De plus, dans un contexte demultipolarisation du mondeet un changement profond dans les relations de pouvoir internationales – également en termes culturels – les sociétés africaines sont aujourd'hui alimentées par de nouvelles influences qui relativisent le poids symbolique de la domination postcoloniale.

En outre, loin d'être de simples réservoirs passifs et dominés d'influences culturelles produites à l'étranger, ces sociétés contribuent à façonner la culture mondiale d'aujourd'hui. Le postcolonialisme apparaît ainsi hors du commun dans la compréhension de phénomènes tels que l'engagement des diasporas africaines en faveur de leur continent d'origine, qui résulte souvent d'une hybridation d'apports culturels et matériels multiples irréductibles à une opposition binaire entre colonial et colonisé.

Parce qu'il repose sur un socle théorique trop fragile, parce que sa dimension normative tend à cristalliser les identités qu'il se propose de déconstruire et parce qu'il tend à occulter l'autonomie des trajectoires historiques des États considérés, notamment sur le continent africain, le postcolonialisme apparaît comme une impasse départ aujourd'hui. sans l'ignorercontribution très réelleLes travaux qui ont émergé dans le champ des études postcoloniales semblent aujourd'hui nécessaires pour dépasser ce paradigme trop étroit pour le monde social d'aujourd'hui. Notre capacité à comprendre sa dynamique et à accompagner ses transformations en dépend.

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Author: Mrs. Angelic Larkin

Last Updated: 12/28/2022

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